Au Château de la solitude, 2 décembre 2023.
Je vous propose de vous présenter très rapidement mon dispositif psychodrame, puis de vous décrire le jeu d’Isabelle. Cette séance de psychodrame me permettra, en partie, de vous parler de ma conception théorique du jeu puis des conditions qui me paraissent essentielles pour que le psychodrame soit thérapeutique.
Mon intention est donc de vous transmettre quelque chose. Dans son sens étymologique latin transmittere signifie : envoyer de l’autre côté, faire passer au-delà, remettre, faire parvenir, céder un droit, un bien, contaminer… Même si Bernard Robinson nuance les choses en disant qu’il s’agit de transmettre quelque chose à de soi à soi en thérapie, toutes ces significations impliquent un autre, de l’autre, en bref impliquent une relation quelle qu’elle soit. J’y reviendrai.
Le psychodrame a souvent une place à part dans l’existence, dans les institutions, dans la formation…Pour les patients comme pour l’équipe d’animation. Auréolé de mystère, il semble l’instance la plus difficile à « transmettre ». Il agit dans une bulle « à part », une sorte d’espace « tiers inclus » au sein des institutions. Chaque jeu créé un monde qui disparaît à la fin de la séance. Comment évoquer ce monde, comment parler de l’interaction, de la co-création et surtout de la densité émotionnelle des séances ? Bien souvent, dans notre existence pressée, nous ne prenons pas le temps de le faire, parce qu’il faut au moins un peu de temps, c’est incontournable, et puis, bien souvent nous n’avons pas non plus les mots pour « faire parvenir à l’autre » (mais quoi ?) de la séance.
Le psychodrame, nous le savons, mérite mieux qu’un compte rendu asséché et c’est pourquoi je m’attache, autant que possible, à restituer l’atmosphère d’une séance, son ambiance, son émotion. Pour cela je m’astreins à une des étapes méthodologiques fondamentales de la phénoménologie : la description. A cette description, s’ajoute l’objectif de comprendre nos façons d’être au monde, nos mouvements vers le monde. Le maître mot pourrait-on dire de la phénoménologie est « l’expérience vécue » et je pense que chaque psychodrame est une expérience vécue propre à chacun.
Donc je vais essayer de vous « transmettre » la dynamique d’un jeu psychodramatique, essayer de le décrire le plus finement possible pour le rendre présent en tant qu’expérience vécue.
Pour vous présenter très vite mon dispositif : 1er temps : Nous sommes assis en arc de cercle face à la scène et tous les participants sont invités à répondre à cette question qui lance chaque séance de psychodrame : est-ce que vous avez repensé, est ce que vous avez rêvé, est ce que vous avez agi en fonction de la dernière séance de psychodrame ?
Quand tous ont répondu, l’animateur pose une nouvelle question : qu’est-ce qu’on pourrait jouer aujourd’hui ?
Parmi toutes les propositions, il choisit le protagoniste du jeu et l’invite à venir sur scène.
2ème temps : Le jeu
3ème temps : Nous revenons nous asseoir et les participants disent ce qu’ils ont ressenti pendant le jeu.
L’espace est très important pour moi et je divise très clairement l’espace de la scène et l’espace de la parole assise pré et post jeu pour le dire simplement.
Pour vous donner une idée du rythme pour une séance d’une heure (pas plus de 7 participants) :
1er temps : 10,15 mn
2ème temps : environ 30 mn
3ème temps : 10, 15 mn
J’ai l’habitude de dire aux patients qui souhaitent faire du psychodrame qu’il est possible de tout jouer : du point de vue du rôle : on peut jouer un homme si on est une femme, un élément ; l’air, le printemps, un objet… et du point de vue du thème : on peut jouer des scènes totalement imaginaires, des rêveries, des rêves, des scènes concernant le futur mais aussi des scènes venant du passé ou du présent.
Je peux travailler seule (c’est le moins confortable et le plus fatiguant) ou en équipe complète avec co-animateur, ego-auxiliaire professionnel, observateur…
Le psychodrame dont je vais vous parler est un psychodrame thérapeutique de groupe hebdomadaire ayant lieu dans une clinique psychiatrique accueillant pour l’essentiel des patients psychotiques entre 18 et 40 ans.
Le jeu d’Isabelle relève d’une séance un peu « extraordinaire » qui illustre comment le psychodrame peut devenir une méthode vraiment opérante pour aider les patients à « sortir d’une entrée en crise délirante aigue ». Ce, sans que soit prononcé un seul mot pendant le jeu. Extraordinaire parce qu’on ne vit pas souvent de telles séances. Pour autant, c’est parce qu’elle s’inscrit dans la continuité temporelle du psychodrame qu’elle a pu être possible. C’est grâce à la qualité de la relation que nous avons avec Isabelle, la patiente dont je vais vous parler, que cette séance a été possible. Mon objectif avec cette séance n’est pas de parler de la psychose, ou même du délire tant les formes de cette pathologie sont à justement parler protéiformes. Je suis en accord avec Henri Maldiney, quand il écrit qu’« Il n’y a de psychose que d’un étant ». Mais je vais quand même vous parler un peu d’Isabelle.
Isabelle est une jeune patiente diagnostiquée psychotique depuis quelques années. Elle vient en psychodrame depuis plus d’un an et propose des jeux qui, globalement, ont pour thème la déliaison : elle ne se sent pas bien dès qu’elle est avec les autres, elle perd toute possibilité d’avoir une place, d’exister. Les autres sont, dans les jeux qu’elle propose, les membres de sa famille et ses rares amis. La plupart du temps, pour ces jeux, nous sommes assis autour d’une table. Il s’agit d’un repas de famille, d’un pot en ville au bistrot. Il n’y a pas ou peu de mouvement physique. Les autres parlent ensemble et elle ne peut participer à cette conversation. Le bavardage lui est impossible. Nous avons travaillé pour elle avec les techniques des apartés, avec le double, avec la parenthèse… nous avons exploré la colère, le complexes, les enjeux relationnels… mais rien ne semble pouvoir lui permettre une réciprocité dans la relation. Elle disparaît systématiquement.
Et elle nous dit souffrir beaucoup de ne pas arriver à exister.
En référence avec les travaux d’Ophélia Avron, je perçois la présence d’Isabelle comme marquée par un déficit des polarités inter-pulsives nécessaires à l’élaboration relationnelle.
La personne psychotique écrit Ophélia Avron, semble en difficulté pour assumer les réponses polaires avec souplesse et disponibilité.
Ce qu’elle appelle réponses polaires est cette double dimension réceptivité / stimulation de la relation et la nécessaire souplesse pour pouvoir transformer ces deux pôles : je reçois puis je stimule. Lesquels pôles assurent la liaison énergétique vitale d’ensemble, ce qui me lie au monde, aux autres et à moi-même. Je partage la pensée d’Ophélia Avron quand elle donne pour origine à la psychose un excès d’ouverture au monde et aux autres suivis d’un excès de fermeture.
Ophélia Avron, dans ses travaux, s’est donc attachée à repérer les circuits inter-psychiques de réception et de stimulation qui s’instituent à deux ou à plusieurs dans le travail en groupe. Son apport majeur est le concept de « pulsion d’interliaison» c’est-à-dire une liaison entre les individus qui agit sous la forme d’une provocation énergétique mutuelle et qui est à la base de la réciprocité. Elle permet de comprendre comment les psychés individuelles s’influencent (dans la réalité) et se transforment les unes par rapport aux autres. Chacun, dit-elle, de par la façon dont il adresse sa parole aux autres, vient occuper un temps l’espace psychique d’autrui. C’est dire que la présence réelle a son propre impact psychique et ses effets spécifiques. Cette liaison se fait sous la forme d’une provocation énergétique mutuelle et réciproquement entretenue. Ce type de compréhension du lien n’entre pas pour Ophélia Avron dans ce que peut jusqu’à aujourd’hui offrir la psychanalyse comme modèle d’analyse.
C’est tout l’ajustement à l’auto-organisation de la liaison énergétique qui se trouve mis à mal. Ce n’est qu’après que les patients trouvent des raisons et des justifications à leurs symptômes. Ophélia Avron écrit : « Secondairement seulement, des explications rationnelles, seront éventuellement trouvées pour justifier l’angoisse, le retrait, l’isolement. »
Ophélia Avron soutient qu’il existe en situation de groupe :
- Un fonctionnement libidinal tel que la psychanalyse le décrit, bien qu’il y ait une différence dans le mode d’affleurement du libidinal dans la relation duelle de la cure classique et dans la relation groupale.
- Un fonctionnement d’interliaison réciproque qui permet au groupe de se constituer et de se maintenir. L’interliaison est cet état émotionnel rythmique (alternance de stimulation et de réceptivité) entre les psychismes. Il est la base énergétique de tout lien et de toute coopération. C’est lui qui donne un sentiment de sécurité. Cet état n’est pas lié au passé libidinal de chacun mais au besoin de tout homme de s’orienter vers tout vivant présent et de l’orienter vers soi. Ce fonctionnement basal oriente un psychisme vers un autre, le modifie et se trouve modifié par lui.
Ces deux fonctionnements sont toujours et simultanément à l’œuvre, donc, très difficiles à dissocier.
Ainsi, dans la psychose, il s’agit moins d’un désinvestissement de la réalité extérieure, ce que l’on entend encore souvent, que d’un excès ou un déficit des polarités inter-pulsives nécessaires à l’élaboration relationnelle. Ainsi, l’interliaison en quelque sorte, nous permet de mesurer les caractéristiques de la liaison rythmique de nos patients, leur souplesse, leur rigidité ainsi que les capacités intégratives du groupe suscités ou non à leur endroit. Les travaux d’Ophélia Avron nous permettent vraiment d’affiner jusqu’au diagnostic concernant nos patients.
Isabelle se présente donc avec un état de déficit interpulsif ne pouvant donner à l’autre l’impulsion rythmique nécessaire, la stimulation, permettant réciprocité et continuité relationnelle. Cela conduit, la plupart du temps, à sa disparition dans la relation. Isabelle, en présence de, est réduite à néant.
Du latin praesentia, dérivé de prae-sens, la présence exprime l’être-présent, l’être-là-dans-le-moment présent. Ludwig Binswanger, psychiatre phénoménologue, présente ainsi une célèbre étude de cas : « Une présence que nous avons nommée Suzanne Urban. » La présence devient le premier plan et Ludwig Binswanger opère ici un fabuleux changement de perspective. En premier lieu, le patient est une présence, l’être humain est une présence, bien avant qu’il ne devienne un sujet, des pulsions, un langage, un inconscient. Et cette présence est située, en le monde, en le paysage, avec les autres… Une présence au monde s’accomplit dans le monde.
Jacques Garelli, poète et philosophe, évoque à ce propos une présence avant le sujet, à partir d’un temps où rien n’est institué, ce qu’il dénomme horizon proto-ontique, où le partage entre intellect et sensibilité ne s’est pas encore opéré. C’est à dire un temps où des individus surgissent sans pour autant prendre une identité. Une zone pré-individuelle. Cette fameuse zone du pré dont parle le poète Francis Ponge. La présence nécessite de l’ouvert et un contact avec l’horizon. Elle échappe à la représentation.
C’est bien cette présence dans l’ouverture et cette possibilité de contact qui manque à Isabelle.
Venons-en à la séance dont je veux vous parler.
J’étais seule ce jour-là, pas de co-animateur, pas d’auxiliaire professionnel, pas d’observateur. Ça arrive de temps à autre mais cela reste exceptionnel. Le groupe s’installe, il ne manque qu’Isabelle, et chacun répond à la question rituelle de restitution (est-ce que vous avez repensé ? rêvé ? agit ? en rapport avec la dernière séance de psychodrame) ? Quand… tout à coup, la porte s’ouvre. Isabelle entre. Toute l’attention du groupe se centre immédiatement et totalement sur elle. Elle avance, puis s’arrête, puis avance de nouveau jusqu’à une chaise. Tout son corps est comme désarticulé, ses gestes sont si étranges qu’ils semblent ne plus rien avoir d’humain. Elle est chaussée d’immenses nu-pieds à talon compensé et se tord les chevilles à chaque pas. Même assise, ses chevilles se courbent et ses malléoles touchent le sol. Ses doigts, couverts de noir des fusains avec lesquels elle dessine, s’agitent, semblent pointer dans des directions différentes. L’apparition d’Isabelle est stupéfiante, son tourment visible. Le groupe reste bouché bée et m’observe, soucieux.
Autant vous dire que je pressens que la séance va être complexe et délicate.
Isabelle halète, geint, défigurée par la souffrance mentale. Son regard nous traverse sans nous voir et quand une des patientes lui demande si ça va en faisant mine de lui toucher la cuisse, Isabelle hurle.
Je sens qu’il faut que je fasse quelque chose, sans savoir trop quoi… ça vacille à l’intérieur de moi… quelque chose se creuse dans la région de mon estomac…
Et je me lance… Attentive à la torsion de ses chevilles voire inquiète pour elles (ses chevilles), je hausse le ton et, de façon très autoritaire, je demande à Isabelle d’ôter ses chaussures. Elle ne m’entend pas. Il faut que je répète trois fois, de plus en plus sèchement, pour qu’elle consente enfin à se bagarrer avec ses boucles et qu’elle quitte ses incroyables nu-pieds. Le groupe reste interdit, la situation les choque autant que le ton que j’ai employé avec Isabelle. Ils n’ont pas l’habitude de m’entendre proférer des ordres. Sans doute sont-ils aussi stupéfaits que je me préoccupe de ses chaussures davantage que de son âme en crise…
Isabelle se tord à présent sur sa chaise. Des contorsions insensées.
Lui demander de quitter ses chaussures peut paraître bien fou mais c’est avec ce détail qui pourrait paraître anodin que je vais tenter un accrochage avec Isabelle.
Évidemment, je ne donne jamais d’ordres aux patients et encore moins avec le ton que j’ai employé ce jour-là mais je pense que la rigueur du cadre, auquel je tiens pourtant beaucoup ne doit pas être confondu avec de la rigidité. Le « holding » pour me référer au psychanalyste anglais Winnicott soutient sans étouffer et le lien étaye sans aliéner. Je pense que la recommandation de « neutralité » à laquelle de nombreuses personnes tiennent beaucoup et à juste titre la plupart du temps peut grandement poser problème dans certaines situations. En psychodrame, on ne peut pas être extrait de la situation, on ne peut pas se retirer de l’interaction, c’est aussi pour ça que parfois cela peut faire peur, parce qu’on est coincé : il va falloir agir…il va falloir s’arracher de sa chaise et jouer… Rester neutre, silencieux peut vraiment devenir problématique.
Donc ce jour-là, j’ai fait beaucoup de choses que je ne fais jamais : donner un ordre de façon très autoritaire à un patient et ne pas respecter les trois temps du psychodrame avec elle. Ne pas agir, ne rien proposer, ignorer le besoin de soin d’Isabelle à ce moment-là aurait été violent, et pour elle et pour le groupe. Donc, je suis passée par l’improbable, ordonner à un patient en pleine crise de quitter ses chaussures ce qui a créé de la surprise. La surprise créé un décalage par rapport à la situation, ce qui a le mérite d’être très opérant. Parce qu’i y a de la surprise : pour le groupe qui se demande ce qui peut bien me passer par la tête mais aussi pour Isabelle qui quitte ses chaussures.
Évidemment, sur le moment, je ne me suis pas dit : tiens, tu vas créer une surprise. C’est venu comme ça, spontanément, mais mon intervention s’est appuyée sur ma réelle inquiétude pour les chevilles d’Isabelle.
A ce point de la séance, il ne faut plus attendre, il faut franchir le pas et jouer…
Il n’y a pas de séance sans jeux en psychodrame.
Faire un jeu pour Isabelle… qui ne nous regarde même plus, Isabelle figée par son mal être. Jouer semble si difficile dans ce contexte…
Le JEU.
Le jeu est pour moi la phase la plus importante de la séance. Universel, nous avons tous été des êtres jouant, le jeu est une expérience, créative, qui s’inscrit dans le temps et dans l’espace et qui est intensément réelle pour tous.
Il y a dans le jeu une sorte d’attitude groupale basale liante puisque faire en sorte qu’un patient retrouve la capacité de jouer à une application directe dans le rapport à soi, aux autres et au monde pour ce patient.
Je vais reprendre la désormais classique citation de Winnicott qui écrit que « jouer est en soi une thérapie » et que, je le cite encore : « En psychothérapie, à qui a-t-on affaire ? A deux personnes en train de jouer ensemble. Le corollaire sera donc que là où le jeu n’est pas possible, le travail du thérapeute vise à amener le patient d’un état où il n’est pas capable de jouer à un état où il est capable de le faire. »
Ce qui compte donc, c’est le processus du jeu : qu’est ce qui se passe quand on joue ? Ce n’est pas forcément le contenu du jeu.
Quand nous jouons donc, non seulement le corps est impliqué mais psychiquement nous sommes dans une disposition rare, puisqu’en psychodrame nous sollicitons à la fois la réalité psychique interne mais aussi le monde extérieur, le contexte. Le jeu est donc pris dans cette zone intermédiaire entre l’intérieur et l’extérieur de moi-même. Et c’est de cet « entre » que nous pouvons trouver une possibilité nouvelle d’agir en reprenant appui sur le monde qui nous entoure.
Dans le jeu, la relation homme-monde naît d’une façon singulière. Eugen Fink, philosophe proche de Husserl, qui a écrit un très bel essai sur le jeu déclare, je le cite : « En jouant, l’homme ne demeure pas en lui-même, dans le secteur fermé de son intériorité ; plutôt, il sort extatiquement hors de lui-même dans un geste cosmique et donne une interprétation riche du sens du monde.» Jacob Levy Moreno revendiquait d’ailleurs l’homme comme un être cosmique dans son ouvrage « Who shall survive » traduit bien tristement en français par « Les fondements de la sociométrie » …. Et il écrit avec l’emphase que nous lui connaissons : « il (l’homme) est plus qu’un être psychologique, social ou culturel. Si on le limite à une seule de ses qualités, on le banni, on l’exclu du monde, de sa responsabilité d’être en le monde. »
Pour être plus précise sur la notion de cosmologie je vais me référer à Eugène Minkowski quand il écrit « Vers une cosmologie » (1936). Il s’achemine vers une philosophie anthropologique pour « mettre au premier plan la façon particulière et unique en son genre dont l’être humain se situe dans le monde et s’ouvre à lui ».
« Se chercher, écrit-il en parlant de l’homme, c’est découvrir l’univers tout entier, sa contexture, les liens qui conditionnent l’existence et le monde en leur « communion. Pour trouver la vie, il faut sortir de soi, il faut se perdre de vue pour découvrir l’univers entier devant nous. »
Plus loin, « Le cosmos englobe ma personne et l’ambiance. Il y a une solidarité structurale entre moi et l’univers ».
Avec Minkowski (et les phénoménologues), on sort complétement d’une approche monadique de l’homme. L’homme n’est pas conçu comme une monade isolée. Au contraire, c’est quand il s’isole, quand il se ferme, qu’on parle de pathologie.
Pour Minkowski, c’est l’élan vital qui ouvre à la vie, au monde, aux autres à soi, en tant que mouvement qui cherche à se réaliser. L’élan vital repris par Minkowski est une notion développée par Bergson, philosophe Français, dont Moreno s’est beaucoup inspiré.
La spontanéité (équivalent élan vital) telle que la définit Jacob Levy Moreno est une réponse adaptée à une situation nouvelle ou une réponse originale à une situation ancienne. Elle ne relève ni du conformisme, ni de la normalisation, ni de l’originalité en tant que telle. Agissant dans l’ici et maintenant, la spontanéité est indissociable de la créativité. Je cite Moreno : « Dans notre monde de l’expérience, nous ne pouvons jamais rencontrer des produits de spontanéité pure ou de créativité pure ; elles sont fonction l’une de l’autre». La spontanéité est le geste, l’expérience, le mouvement de l’élan vital.
L’élan vital, tel qu’en parle Henri Bergson, est un processus créateur, imprévisible qui organise le corps qu’il traverse. Il permet de comprendre l’évolution et le développement des organismes. En physiologie, le terme s’applique aux mouvements qui se font d’eux-mêmes, comme les battements du cœur, ou à des états sans cause apparente. Par extension, spontané se dit à propos d’actions que nous faisons sans y avoir réfléchi, sans y avoir été forcé ou même incité.
La spontanéité dans la pensée morenienne serait le catalyseur de la créativité. On retrouve la même analogie chez Winnicott qui considère la motricité primitive et la spontanéité comme créatrice.
Jacob Levy Moreno pense la spontanéité sans aucune conservation d’énergie, on est spontané où on ne l’est pas. L’état spontané motive non seulement un processus interne mais aussi un lien social extérieur, c’est à dire qu’il y a une corrélation avec l’état spontané d’un autre créateur. L’étayage et la possibilité même de la spontanéité est donc une forme de relation première dégagée des enjeux pulsionnels. C’est la pulsion qui tue le jeu. Quand le niveau d’excitation est trop grand, il n’y a plus de jeu possible. C’est ce dégagement des enjeux pulsionnels qui permettra la créativité comme réponse originale à une situation ancienne ou nouvelle. Je cite Moreno : « Le but de la créativité interpersonnelle est double : être productif et socialement présent, réceptif à la productivité des autres en même temps qu’à sa propre productivité.» La spontanéité est une action observable indissociable de la créativité.
La créativité nous permet de sortir de ce que Winnicott dénonçait comme relation de complaisance soumise à la réalité extérieure. Laquelle soumission peut nous conduire sur une pente dépressive. Plus rien n’a d’importance, tout est futile, sans intérêt. Nous pouvons perdre jusqu’au sentiment d’exister. Au contraire du « mode créatif de perception qui donne à l’individu l’impression que la vie vaut la peine d’être vécue (…). » Winnicott qualifie la soumission de « base mauvaise de l’existence » à laquelle il oppose la créativité « base saine de l’existence ».
Si on raccroche la spontanéité (Moreno) de l’élan vital (Bergson), nous pouvons décrire trois fonctions : La première fonction de la spontanéité est créatrice : certains actes ne découlent pas du passé mais jaillissent. Ils sont à ce moment-là imprévisibles, inventifs, libres et ils expriment la personnalité de celui qui les accomplit. Ces actes maintiennent ouverts le monde naturel, la société et soi-même. L’acte spontané ne peut être décrit qu’à partir de lui-même. Nous sommes ou nous ne sommes pas spontanés, il n’y a pas d’alternative. La spontanéité ne se stocke pas puisque son mouvement est lié à l’instant et doit perpétuellement se renouveler. La spontanéité est imprévisible et invente des solutions appropriées et inattendues.
Elle revitalise le passé, lui redonne du sens, des valeurs. Si pour Bergson, la vie est coextensive de la durée, Jacob Levy Moreno y oppose les privilèges de l’instant. Les états spontanés sont de courte durée.
La seconde fonction de la spontanéité serait plastique. Elle est la capacité d’adaptation à un monde en changement rapide et permanent. Elle se confond avec la vitalité.
La troisième fonction est la fonction dramatique : elle donne de l’énergie et unifie-le « soi ». Toute chose, le soi compris, a pour Jacob Levy Moreno son « locus » (emplacement précis), tout locus à son « status nascendi » (un état naissant, créateur) et tout status nascendi a sa « matrix » (matrice cordiale, aire de permissivité et de soutien affectif). La spontanéité est le locus du soi. Il y trouve sa terre fertile pour être en expansion. Et dans le même mouvement circulaire, la spontanéité croît avec le soi. L’expansion, dans ce contexte renvoie à une dimension cosmique, bien au-delà des frontières du moi individuel.
Telle pourrait être la phénoménologie de la spontanéité créative. Ces instants fulgurants, de courtes durées, à la portée de tous, peuvent constituer de véritables tournants dans l’existence individuelle. L’acte, l’état spontané est à la base du jeu psychodramatique. Il se travaille et s’acquiert. Il est fluide, non permanent. Il grandit et disparaît. Cet état n’est pas préexistant mais suscité. En ce sens, Jacob Levy Moreno s’accorde à Henri Bergson ; la vie exige une altérité à qui elle doit son ressort.
Revenons à Isabelle :
Comment l’aider à sortir d’elle-même, comment lui permettre de retrouver un état de spontanéité-créative ? Un élan vital ? Une ouverture vers le monde, les autres et soi-même ? Comment ré enchanter son enfer ?
Et je m’adresse à Isabelle : « On essaie ? On joue ? »
Je me lève, je lui prends la main et je la conduis sur scène. Elle se laisse entraîner sans résister. Je lui annonce que nous allons marcher un peu, ensemble. C’est une sorte de warming up que je propose parfois au protagoniste et que je m’accorde autant à moi-même que pour lui. Elle ne lâche pas ma main et nous déambulons sur scène. Je la guide. Elle halète.
J’essaie de respirer fort pour l’amener à retrouver son souffle par contagion mimétique. Je suis souvent très attentive à la respiration des patients en psychodrame. Je soupire, je souffle, je prends de profondes inspirations. On pourrait presque parler de holding respiratoire. Je sens sa main se détendre dans la mienne ; sa respiration commence à se calmer. Je lui demande : « Où êtes-vous, Isabelle ? » tant elle ne semble pas là… Affolée, palpitante comme un oiseau pris au piège, elle murmure avec une voix d’agonisante : « Dans l’espace ». Puis elle supplie, lâchant ma main pour se tenir la tête : « Je pars ! ». C’est quasi un cri agonistique.
Je n’ai pas, depuis le début, perdu de l’œil le groupe dont le malaise est évident. J’explique alors à tous que le jeu va se dérouler dans l’espace (sous-entendu l’univers). Il y a donc des astres, la lune, le soleil, des comètes, des trous noirs. J’explique que cet univers est froid, glacial, que les sons qui y circulent sont terrifiants. Ҫa craque, ça couine, ça hurle.
Les phénomènes intersidéraux nous font tourner comme des girouettes, où nous imposent une dérive régulière comme celle d’une planète en rotation. Attentif, le groupe m’écoute. Quand je les y invite, ils se lèvent tous et nous rejoignent sur scène. Isabelle les regarde, tremblante.
Mon expérience m’a appris qu’en situation de crise, l’entraide était principale. Rester actif diminue fortement l’angoisse. C’est pour cela que j’invite tout le groupe à participer au jeu d’Isabelle. Je rejoins les observations moreniennes quand il soutenait que les forces coopératives des groupes étaient plus importantes que les forces destructrices.
Isabelle regarde les membres du groupe nous rejoindre et ajoute : « Et les étoiles ? » marquant par là le fait que non seulement elle m’a écouté parler au groupe, et qu’elle reprend la main en quelque sorte pour son jeu en proposant des étoiles. Le seul élément que je n’avais pas évoqué. Vous comprendrez que c’est un soulagement pour moi. Je propose alors que chaque membre du groupe soit une étoile. Isabelle acquiesce en hochant la tête. Son « aller-mieux reste timide ».
Je fais signe aux autres de se mettre en mouvement et de tournoyer sur la scène. Ils glissent alors silencieusement dans l’univers, composant une sorte de ballet. Je m’éloigne un peu d’Isabelle, demande aux joueurs d’occuper toute la scène, guide de la main leur mouvement, comme un chef d’orchestre. Ils se détendent, se sourient en se croisant. Isabelle reste au milieu, sans bouger. Une étoile l’effleure, elle sursaute, puis une deuxième, une troisième. La quatrième, plus audacieuse glisse contre elle, dos contre dos et appuie son contact. Isabelle rejette la tête en arrière et déplace le poids de son corps ; on dirait qu’elle se déploie. Je continue d’indiquer aux ego-auxiliaires par des gestes les points de contact qu’il va falloir aller chercher. A l’un, je demanderai d’appuyer sur ses jambes, à l’autre de tourner autour d’elle comme si elle devenait son pivot, à l’autre de toucher du dos de la main ses pieds nus. Ils dansent autour d’elle, la touchent, repartent dans leur course. Les mouvements sont gracieux, légers, furtifs, ils ne forcent pas, proposent. Les membres du groupe l’entrainent de plus en plus, animant ses bras, se glissant dans son dos pour l’amener à se déplacer de quelques pas. Isabelle ferme les yeux, son corps retrouve de la fermeté et ses gestes de la cohérence. Elle accompagne alors les mouvements des étoiles, s’anime, chavire, se reprend. Les étoiles offrent leur équilibre. Je les laisse faire maintenant, m’éloigne dans un coin de la scène. Les puissances des corps en présence s’affirment, se posent sur le sol, prennent de la hauteur. Isabelle est prise dans le mouvement cosmique de l’univers. Elle tournoie à présent sans crainte, s’anime sans sollicitations, va elle–même au contact des étoiles. Je regarde ma montre, découvre qu’il est temps de terminer le jeu. Je fais signe à un joueur, Ari, dont je connais la force. Isabelle est un tout petit bout de jeune femme, lui un grand gaillard sportif. Je lui demande de la soulever. Il me sourit, s’approche d’elle et, avec une grâce incroyable, la prend dans ses bras, la soulève et la fait tournoyer. Elle rit de ce rire enchanteur que nous lui connaissons. J’arrête le jeu.
Nous revenons nous asseoir. Ari, le grand gaillard, dira à quel point son inquiétude pour Isabelle s’est effacée pendant le jeu, évoquera ses propres bouffées délirantes ; il s’est déjà senti « partir » lui aussi. Les autres décriront combien il leur a été agréable, fort, intense, de jouer les étoiles pour Isabelle. Isabelle, encore pâle, le visage caché sous ses longues mèches remercie le groupe de l’avoir « ramenée à la réalité ». Ils s’en vont, elle récupère ses chaussures, qu’elle garde à la main, et m’adresse, sur le pas de la porte, un regard que je ne cherche pas à interpréter. C’est à ce moment-là que je me rends compte que je suis trempée de sueur et fourbue comme si j’avais couru pendant une heure.
Le jeu a permis à Isabelle d’assembler, d’organiser le monde. Il lui a permis de se rassembler là où elle se disloquait. Elle a pu retrouver un contact apaisé avec sa réalité. Il y a eu une éclaircie par laquelle elle a pu regagner une position dans le monde, sa corporéité en étant le centre. En employant le terme corporéité, je souhaite insister sur le caractère propre de la constitution corporelle de l’homme. A la différence du « corps », corporéité nous permet de dépasser la discussion classique de la séparation du corps et de l’âme.
Les joueurs membres du groupe ont compris le jeu et ont usé de leur connaissance du monde, leur sens commun pour jouer des étoiles.
Ils n’ont pas pensé, pas réfléchi, ce qui les aurait amenés à perdre l’insouciance d’une étoile et son élan spontané. Penser peut diminuer notre capacité à jouer, peut briser la spontanéité. Il y a une inimitié entre la fantaisie ludique créatrice d’images et la pensée conceptuelle. Le jeu est un réel accomplissement de la vie de l’homme. L’irréel du jeu possède une réalité sans faille bien que nous gardions une conscience réelle de son contenu irréel. Dans le jeu, nous croyons que nous sommes sans jamais perdre conscience que nous ne sommes pas.
Ce sont les auxiliaires joueurs qui ont emporté spontanément Isabelle dans le jeu et qui l’ont faite « revenir », souvenez-vous, le jeu est né de ces mots qu’elle a prononcé : « je pars ». Tous se sont sentis responsables du destin d’Isabelle. Ils ont ouvert, via le jeu, l’espace de la scène comme un « élargissement de la vie » selon la définition morenienne.
Et sans un mot ! Pas une seule parole ne fut échangée au cours de ce jeu, et quasiment pas au cours de cette séance.
Grete Anna Leutz, formée par Jacob Levy Moreno au psychodrame et directrice en son temps de l’institut Moreno en Allemagne, écrit à propos du psychodrame : « Il était donc nécessaire de trouver une méthode qui permette une synthèse des expériences du monde supra-verbal et pré-verbal d’où la langue est exclue et de constituer une synthèse qui l’englobe. »
Ce pré-verbal dont Henri Maldiney dit qu’il est antérieur à toute constitution d’une langue déterminée : « Ce que j’appelle verbal, c’est ce qui s’exprime par les mots d’une langue et ce que j’appelle pré-verbal c’est ce qui se passe des mots d’une langue. »
Dans le cadre du psychodrame, je demande au patient, non plus de raconter, mais d’incarner la situation qu’il a vécue ou rêvée. Nous jouons comme si nous sommes le rôle. Le travail en psychodrame permet d’aborder les sensations, les émotions, tout ce que la pensée et les mots ont du mal à exprimer.
Souvent, nous cherchons les mots qui expriment notre état sensoriel ; ils sont difficiles à trouver, voire introuvables. Le psychodrame permet de travailler au cœur de cette difficulté à dire sans avoir à trouver les « mots justes ». Ce que l’on ressent s’impose sous la forme d’une image, d’un adjectif, d’un mouvement de tête, d’un geste, d’une grimace…
Une grimace, une expression, un geste… Ça suffit pour déclencher un jeu. Les jeux psychodramatiques sont de la même façon complexes à raconter parce qu’il est difficile de rendre compte d’une densité existentielle aussi rare.
Même si tous les jeux n’ont pas la même densité, s’ils sont plus ou moins forts émotionnellement. Pour autant, ces jeux intenses, rares, sont ce que j’appelle des « jeux fondateurs » qui marquent une autoréalisation de soi. Ce sera sans doute un des sujets de mes prochaines recherches. Ces jeux amènent de vrais changement dans l’existence de nos patients.
En psychodrame, nous parlons peu pour donner plus de place et de temps à l’expression du corps. Nous ne racontons plus, nous sommes confrontés à la situation.
Je vous remercie.